Les VERTS et les poteaux carrés

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Il y a des matches de football qui restent ancrés en nous comme des souvenirs d’enfance, comme un évènement très personnel, comme si on avait joué ce match. Pourtant, pour la plupart, nous étions devant la télévision. Pourtant, on a vécu ce match, on l’a vécu comme un moment important de notre existence. Un moment important de notre existence, un simple match de football avec un ballon ? Eh bien oui, ce qui compte dans la vie n’est pas ce que tu fais, mais c’est ce que tu ressens. Tu peux faire quelque chose d’incroyable mais si tu ne ressens rien, tu ne t’en souviendras pas, ou très peu. Et tu peux faire quelque chose de très anodin, regarder les gens passer dans la rue ou regarder un match de football, et ressentir des émotions très fortes, faire ressortir en toi des sentiments profonds, parfois jamais ressenti auparavant. C’est un de ces moments magiques que je voudrais partager avec vous, cet étrange souvenir d’enfance : « Les Verts et les poteaux carrés d’Hampden Park ». Bonjour, c’est Jean-Pascal Maldoff.

Tout était vert, des draps de mon lit jusqu’à ma chaise de bureau en passant par les posters tapissant les murs. Oui, vert, si on me demandait quelle couleur représenterait le mieux mon enfance, je dirais vert, sans hésiter. Vous allez me dire : « oui vert comme l’espoir ! ». Je vous dirais, pas vraiment, enfin, pas exactement. C’était vert comme Saint-Etienne.

Pourtant, je n’habitais pas Saint-Etienne, pas même à côté, pas même la région. Pour tout dire, j’étais un petit parisien, mais avec le maillot de Saint-Etienne. « Allez les verts ! » était mon cri de guerre. Maman m’avait acheté le 45 tours de la chanson des supporters et je la passais en boucle sur mon électrophone : « qui c’est les plus forts évidemment c’est les verts ! On a un bon public et les meilleurs supporters ! ».

C’est étrange. L’épopée de Saint-Etienne en coupe d’Europe n’a duré en vérité que quelques mois durant l’année 1976, pourtant, quand j’y repense, j’ai l’impression que cette aventure a duré des années, toute mon enfance. Je revois les joueurs dans ma tête, je me revois collant les vignettes Panini sur mon album, Bathenay, Rocheteau, Platini, Janvion… Les visages défilent dans ma mémoire, on dirait de vieux amis. « C’est que du foot ! » me disait-on à l’école. Oui, que du foot, pourtant, avec le temps qui est passé, c’est devenu des souvenirs incroyables, des morceaux de vie entiers, ce qui m’apparait aujourd’hui comme les meilleurs moments de mon existence.

Avant chaque match, le rituel du maillot, ça aussi je m’en souviens. En fond sonore, la voix de Thierry Roland s’échappe de la télé alors qu’il ne sait pas encore qu’il formera plus tard avec le capitaine des Verts, Jean-Michel Larqué, un duo de commentateurs magique. Chercher le maillot à tâtons dans le tiroir, le reconnaître au toucher par sa douceur, ne pas le froisser mais se dépêcher quand même, le match va commencer. Juste avant de l’enfiler, sentir le textile imprégné de l’odeur de la machine à laver de maman, ce vieux parfum de lessive, et puis finalement endosser fièrement mon maillot vert, Manufrance devant, le numéro derrière. Je regarde mon père qui bourre sa pipe, maman finit de débarrasser la table. Je suis prêt.

C’était un mercredi. Un mercredi comme les autres, certes, mais un soir de match n’est jamais un jour comme les autres, a fortiori un soir de finale. Pourtant, quand je m’installe dans le petit canapé en face de la télé, ce soir du mercredi 12 mai 1976, entre mon père et ma mère, je ne sais pas encore qu’il restera gravé à jamais dans ma mémoire. Mais comment aurais-je pu m’en douter ? J’étais à l’âge de l’enfance où l’on n’a pas conscience que certains moments de la vie ne s’oublieront plus jamais, où l’on ne sait pas encore ce qu’est un souvenir puisqu’on est en train de les construire. Quand j’y pense, c’est comme si c’était hier, comme si j’étais encore là, à attendre que le match commence, assis sur le petit canapé, face à la télé, entre papa et maman. Que la vie passe, bon sang, mais où passe-t-elle ? Par quel trou de souris disparait-elle ainsi ? Par quelle fenêtre réapparait-elle un jour ? Ce moment si furtif, juste avant le match Saint-Etienne – Bayern de Munich, à écouter Thierry Roland qui décrit Hampden Park, ce mythique stade écossais qui va servir d’écrin à cette finale de coupe d’Europe des clubs champion, ce moment si furtif me semblera pourtant toute ma vie comme 90 minutes d’éternité.

J’étais donc à Glasgow, ce soir-là, avec mon maillot vert sur moi. Enfin, quand je dis à Glasgow, je veux bien sûr dire que je buvais les paroles de Thierry Roland qui me transportait au pays des monstres des lacs, cette Ecosse pluvieuse et coriace qui nous préparait la pire soirée de football de toute ma vie. Pourtant, tout avait si bien commencé ! Une belle finale de coupe d’Europe à venir et 2 belles équipes. D’un côté, le Bayern de Munich du légendaire Franz Beckenbauer et du redoutable Gerd Müller, de l’autre Saint-Etienne avec le grand Curkovic dans les buts et l’Ange vert Dominique Rocheteau en pointe. Les Verts ne sont pas en finale par hasard. Ils ont éliminé en quart de finale les coriaces Soviétiques (redevenus Ukrainiens à la dissolution de l’URSS) du Dynamo Kiev qui avait remporté l’année précédente la « coupe d’Europe des vainqueurs de coupe » grâce à leurs 2 stars Oleg Blokhine et Igor Belanov, les 2 joueurs ayant remporté le ballon d’or, et en demi-finale les talentueux Hollandais du PSV Eindhoven qui remporteront la coupe de l’UEFA 2 ans plus tard. C’est donc peu dire que Saint Etienne mérite largement sa place en finale et qu’elle n’est pas due au hasard ni à une quelconque chance. Cette fois, c’est la bonne. Toute la France, tous les Français, qu’ils soient Stéphanois, Parisiens, Marseillais, Bretons, Alsaciens, du Sud, du Nord, toute la France est derrière les Verts et tout le monde y croit ! Un club français va enfin, avec ses maigres moyens, remporter la plus prestigieuse des coupes d’Europe : la coupe d’Europe des clubs champions, l’ancêtre de la Champion League. Une équipe de rêve pour Saint-Etienne, avec tous ces noms qui résonnent encore en écho dans mon cœur et au fond de ma tête les soirs où je n’ai pas le moral. Qu’êtes-vous devenus, Ivan Curkovic et ses claquettes extraterrestres, Gérard Janvion et son tacle en béton, l’infranchissable Pierre Repellini, la hargne d’Osvaldo Piazza, Christian Lopez et sa moustache culte, Dominique Bathenay et ses tirs à 35 mètres, les 2 frangins Patrick et Hervé Revelli, Jean-Michel Larqué et son pied gauche magique, l’infatigable Jacques Santini, Christian Sarramagna le renard des surfaces, le fougueux ange vert Dominique Rocheteau, Jean Castaneda impeccable goal remplaçant mais titulaire dans nos cœurs, Robert Herbin l’entraîneur aux cheveux carotte, qu’êtes-vous devenus ?

On a tous des poteaux carrés dans la tête, des excuses, des prétextes, tout un tas de mauvaises raisons pour ne pas faire quelque chose, pour trouver des justificatifs à nos échecs. On appelle ça aussi la chance, le hasard, la destinée. Si on se focalise sur ces poteaux carrés, alors le ballon de notre vie rebondira sans cesse contre eux, sans jamais marquer un but. Pourtant, on peut tous changer les choses, changer en nous, si on oublie que les poteaux sont carrés, on sera le maître du monde. Je vous remercie pour votre attention, c’était Jean-Pascal Maldoff.

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